La Mise au Monde – Chapitre 5

-5-

Le Stade de France était plein. Les gens discutaient, riaient, attendaient. Le stade attirait ce soir-là une foule mixte et variée. Il y avait des croyants, quelques militants, des chercheurs de sens, des sceptiques et des personnes en quête d’éveil. Ils venaient de toutes les classes sociales et de tous les horizons. Pour Clara, voir ça, c’était déjà un petit miracle sociologique.

Elion Noor entra lentement sur scène, pieds nus, saluant sans mots. Un halo blanc l’enveloppait.

Le DJ envoyait un beat très lent, percussif, presque tribal, comme un cœur.

Il prononça des premiers mots très doucement, dans un silence quasi sacré.

« Il est venu le temps de nous guérir. Il est venu le temps de nous aimer et de nous libérer. »

Elion respirait calmement. Un sourire et une mine joyeuse reflétaient une âme qui semblait, pure, sécure et infinie.

« Redevenir maître en nos demeures, en nos temples. Écouter, ressentir la moindre particule d’être qui jaillit du tréfond du corps. Le corps est un organe qui produit de la vie et de l’esprit. Et cela est bon quand ces deux-là dansent en nous, à travers nous. La maltraitance nous en écarte depuis longtemps. Accueillez vos peurs et vos conflits, comme une mère douce et nourrissante. Comme une mère, bonne et chaleureuse, qui réconforterait et sourirait face à la futilité de vos soucis. Aimez-vous profondément. Aimez profondément. Rejoignez-moi, vous connaissez le chemin. L’humanité l’empreinte depuis toujours. Humble. Fragile. À l’écoute. Vulnérable. Nous avons le droit d’être aussi cela. Nous avons le droit d’être nus et sensibles, bons et désirants, aimants et réjouissants. »

La musique montait en nappes planantes, puis en rythme.

« Respirez, ressentez, écoutez. Déposez comme moi, vos mains sur votre cœur. Vous êtes en sécurité, vous êtes en liberté, vous êtes respecté et apprécié. Aimez et ressentez. Calmer l’excitation, calmer l’agitation. Harmoniser les ondes. Harmoniser les pensées dans le silence profond et bienveillant de la conscience. Unissons. Unissons nos ondes et nos battements. Unissons nos sensations et nos sentiments. Que tous nos temples, que tous nos corps, fassent un édifice luisant de mille feux et de mille perceptions. Ressentez. Écoutez. Vivez. J’existe. Vous existez. Nous existons. L’âme se réjouit naturellement de vivre et d’exister. Qu’y a-t-il de plus important ? Qu’y a-t-il de plus essentiel ? »

La musique devenait une transe douce, vibrante, appuyée par de petites tonalités étincelantes et persistantes.

Il s’était mis à danser, il invita la foule à onduler. Les bras des personnes en fauteuil roulant à l’avant de la scène ressemblaient à des algues marines, agitées par une houle harmonieuse. Il fit silence. Longtemps. Pour que tout le monde s’unisse intérieurement. Que tous empruntent et convergent dans le chemin de grâce et de transcendance.

La musique était invitante et envoûtante.

« Entrons dans le fleuve de la vie et de la réalité. Avec toute notre conscience. Avec toute notre âme. De tout notre Être. Induisons nous. Evaporons nous dans l’Essentiel. Fusionnons. Avec le Créant. Ce Tout immense et uni. La Création est une étendue d’énergies vibrantes, de matières vitalisées et vitalisantes, d’esprits réjouis et réjouissants. Elle était là avant nous. Elle sera là après nous. Elle est là avec ou sans nous. Surtout sans nous. Tant qu’il y aura de la vie qui s’écoulera à travers vous. Tant qu’il y aura de l’amour qui s’émanera et qui se réjouira de vous. C’est que Cela sera avec vous. Et voilà ce que je suis venu vous dire ce soir, voilà ce que je suis venu annoncer. Faisons un pacte d’union. Faisons Alliance. Une arche vibrante. Laissons-nous nous y accueillir. Laissons-nous cueillir et saisir. Jouissons de toute notre âme. Jouissons de tout notre vivre. Jouissons de toute notre présence. Vous êtes ici, et je vous aime. Vous êtes aimés. Ne vous écartez pas, ne vous reniez pas, vous êtes voulus. »

Une lumière bleue se répandit dans la foule.

Elion parlait fort, clair et vibrant.

« Faisons-nous cette promesse, faisons vivre et perdurer la vie, unissons-nous à elle. Elle qui vous veut du Bon. Du Beau. Du Bien. Voilà ce qu’est le Bien. Tout ce qui nous fait être bien et nous sentir bien. Devenons des êtres de Bon et de Bien. Des Êtres de vie. Devenons des fontaines de réjouissances et d’amour. À quoi bon qu’il y ait un monde ? Qu’il y ait nous là, sur cette planète-ci, plutôt qu’autre chose ou plutôt que rien ? Il aurait pu n’y avoir rien, mais voilà, Cela est, et nous sommes. Et il est bon de vivre, ici, maintenant, dans ce monde. Réjouissons-nous, unissons-nous, faisons de nos êtres des forces de vie, de bien et de bon. »

La musique changea de ton pour devenir plus haletante et combattante.

« Luttons contre les ténèbres. Elles sont là, elles aussi. Elles rôdent en nous. Elles reviendront, elles vous tirailleront. Elles essayeront de reprendre le contrôle de votre mental et de vos âmes. Elles viendront vous parasiter. Elles vous feront haïr. Elles vous feront détruire. Elles feront du mal. Elles feront souffrir. Elles transformeront vos temples en un gouffre de chairs agonisantes, blessées, mal menées. L’enfer est à portée d’esprit. Cela tentera de revenir. Il faudra l’écouter, l’accueillir. Toute cette souffrance, toute votre souffrance. Comment peut-on soigner quelque chose qu’on ignore, qu’on rejette ou qu’on maltraite ? C’est cela l’Enfer : avoir rejeté des parts sensibles de nous. Oubliées et condamnées à errer dans les profondeurs de votre âme et de votre esprit. Réunifions-nous. »

La musique se fit de nouveau plus douce et apaisante.

« Quand l’agitation, la peur de la sanction et la haine toquent à votre esprit, mettez fin aux supplices. Faites-vous le plus vulnérable et bon que possible. C’est en rapetissant qu’on grandit. C’est en ressentant la peine et la souffrance que l’on guérit. Je vous le dis, n’ayez pas peur des ombres, n’ayez pas peur d’avoir peur. Et n’ayez pas peur de la douleur passée, c’est une chimère, un fantôme. Seul le démon de la peur inutile persiste après la douleur qui a été mal accueillie. La douleur et le bonheur se vivent que dans le présent. Accueillons-les pareillement. La Création et la Vie ne sont pas diaboliques. Ressentez tout. Le bonheur, dégustez-le. La peur et la colère, ressentez-les, sécurisez-les, prenez-les en compte. Acceptons et prenons en compte la douleur et la mort qui font la vie, qui la protègent et la subliment. Mais ne nous enterrons pas avec. L’enfer, c’est d’avoir été empêchés d’être en pleine sensation et compassion avec nos peines, nos peurs et nos souffrances. »

Le son devenait plus ample, plus simple et enveloppant.

« Ressentez, vivez ce que vous vous êtes empêchés. Laissez au passé ce qui appartient au passé. Afin de pouvoir, de jour en jour, de jour en jouir, vivre plein cœur, plein poumon. Qu’est-ce que la peine ? Qu’est-ce que la peur ? Qu’est-ce que la douleur ? Sinon des sensations ? Des signaux pour nous indiquer où aller dans notre vivre. Écoutez-les entièrement et accueillez-les pleinement. Les angoisses et les peines de jadis et d’aujourd’hui. Délivrez-vous de l’enfer personnel. Devenez avec moi, avec nous, une force pour l’avenir du monde et de la vie. Guérissons nos blessures. Soignons-nous. Aimons-nous. Humains et non-humains. Avec nos peurs et nos désirs, avec nos peines et nos affections. Faisons ensemble une force d’harmonie, ardente et protectrice. Ressentons, défendons et intensifions le Bon que nous offre la Vie. Ici, maintenant, longtemps. Face à tous les esprits encore abîmés, encore pollués, mutés en force plaintive, fuyante ou destructrice. Unissons-nous. Invitons-les à prendre soin d’eux, de nous et de leurs enfants dans un monde en perdition. Ne soyons plus troublés par cela. Ce qui est, est. Et rien ne sert de nous condamner à en être malheureux. Il est bon de vivre. Tel que cela est, tel que nous sommes. Rejoignons la vie bonne. Guérissons. Il y a un océan de perceptions sublimes et inouïes, vivantes et bienveillantes, à portée de main et d’esprit. Ici et partout, dans tous les corps, à travers toutes les âmes. Unissons-les. Réjouissons-les. Aimons-les. Protégeons-les. Faisons face. Faisons sensibilité. Faisons amour. Faisons bonheur. »

Clara était conquise, il fallait unir leurs forces. Il fallait que l’amour l’emporte.

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La Mise Au Monde – Chapitre 4

-4-

Clara Lichtner avait été transformée. Elle avait lu le livre « Bâtir le Bonheur » d’Elion Noor. Au début, elle avait juste voulu le lire pour mieux comprendre. Pourquoi ce livre et son auteur plaisaient autant aux classes moyennes et populaires ? Elle voulait le lire pour mieux comprendre un phénomène social, et elle avait été saisie par le phénomène spirituel.

Clara avait participé à la création de la Ligue des Vivants aux côtés d’Assia Abebayo. En tant qu’ardente militante, lire un livre sur la spiritualité, c’était un peu comme être communiste à l’église. Ou athée et avoir Dieu comme meilleur ami imaginaire. Elle s’était sentie beaucoup mieux en le lisant. À tel point qu’elle ne pouvait plus ignorer le bien-être qu’elle avait éprouvé. Elle comprenait le succès, elle en faisait maintenant partie. Elle marchait dans les rues aux abords du Stade de France. Elle était venue acheter une place au noir qui lui avait coûté 50 euros. Elle se mêlait à la foule venue voir le Phénomène, le Prophète du 21ème siècle, comme l’appelaient ses plus fervents supporters.

Clara venait d’avoir 30 ans. Elle était brune, les cheveux frisés mi-longs, les yeux en amande entourés de lunettes rondes. Elle était pleine de curiosité et de liberté. Elle allait dans le monde avec tout son corps, tout son être et tout son intellect. Sa mère, ouvrière, avait épousé un avocat d’origine allemande. Il l’avait défendue lors du harcèlement sexuel que son patron lui avait fait subir à la SMPB. Enfant, elle avait eu du mal à l’école. Un trouble de l’attention lui faisait voyager dans un océan d’imagination immense. Mais la faisait galérer sur de simples petits énoncés. Ajoutez à cela la rigueur inutile du cadre, qui oblige à rester assis sans bouger. Et vous obteniez d’elle une démobilisation suffisante : le lycée professionnel et une vie d’ouvrière intérimaire.

C’était en sortie d’usine qu’elle avait rencontré Assia. Elle l’avait motivée à rejoindre le Syndicat des Mal Employés. Il rassemblait les travailleurs qui faisaient un travail qu’ils n’aimaient pas ou plus. Ils militaient ensemble notamment pour une refonte intégrale de l’école publique. Qu’elle devienne havre de paix, de plaisir et de réalisation, à tout âge, de tout milieux. Faire advenir une éducation publique de très haute qualité. Elle était devenue la leader emblématique du mouvement.

Sa complicité amicale et intellectuelle avec Assia l’avait amenée à reprendre les études. Elle était allée loin en sociologie. Elle était arrivée à décrocher un doctorat. Sa place dans le syndicat, puis dans la Ligue des Vivants, avait rendu sa thèse célèbre dans le milieu militant. Elle se distinguait par un style très accessible, agrémenté de légères touches d’humour. Rien ne l’interdisait tant que tout était bien étayé scientifiquement. Mais disons que l’humour et la légèreté, ce n’était pas le ton habituel des ouvrages scientifiques. Son directeur de thèse avait fini par céder sous la détermination de Clara. Le sujet de sa thèse : comment transformer le monde et sa situation quand on est pauvre et impuissant ? L’espoir et les contradictions au cœur du syndicalisme.

Et une des contradictions était le dilemme entre le partage des richesses et l’écologie. Donner plus de pouvoirs et de richesses aux pauvres n’allait pas dans le sens de la préservation du monde. Préserver le monde était avant tout une question de symbiose entre conscience et puissance. Plus la conscience du vivant aurait de pouvoir politique, plus le monde irait mieux, longtemps. Clara, avait démontré cela dans sa thèse. Dans une époque où la limite de population humaine soutenable avait été atteinte. Où la rente des réserves en énergie fossile, en eau potable et en minerais fondait comme neige au soleil. Les études scientifiques montraient qu’il s’agissait de prélever et polluer beaucoup moins. De beaucoup mieux partager. Et atterrir sur une communauté humaine de 3 milliards d’individus, et cela en moins d’un siècle. Ce qui avait profondément bouleversé Clara, c’était qu’avec Elion Noor, cette réalité semblait trouver une porte de résolution heureuse.

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La Mise au Monde – Chapitre 3

-3-

Noah Pasteval était dans le train. Il regardait à travers la vitre, entre deux pensées, deux paragraphes, pour y saisir un bout de paysage. Il se sentait profondément bien. Il avait de la santé et du pouvoir. Deux notions qui s’entremêlaient et qui chez lui marchaient particulièrement de pair. Il avait créé une multinationale spécialisée dans le traitement intégral de la santé physique et mentale. Et elle se portait de mieux en mieux. Il se demandait si son plan allait fonctionner. Si la concurrence, revancharde et frustrée, n’allait pas encore lui mettre un de ces bâtons dans les roues. Mais au fond, était-ce déjà joué ? Avait-il fait l’essentiel ? Prendre sa place, s’entourer et continuer à croître sur un marché qu’il transformait. Son organisation participait à la révolution médicale. Elle arrivait en matière de santé à faire bien mieux avec toujours moins.

Il est vrai qu’Assia Abebayo l’avait beaucoup aidée avec son Syndicat des Mal Soignés. Il avait pu s’appuyer sur un nombre incroyable de déçus des systèmes de santé publique. Ensemble, ils dénonçaient les problèmes du service public et les vices de l’industrie des médicaments. Dans un monde où la médecine en était venue à trop oublier que dans tout corps, il y avait aussi un esprit. Un esprit fait de sensation qui avait, avant tout, besoin d’être rassuré, compris et soigné. De plus en plus de pays ont commencé à mieux réformer leurs politiques de santé. Ils ont appelé cela Assia et lui, le dispositif en tenaille. D’un côté, la pression des citoyens, de l’autre, la démonstration scientifique et économique. Il avait compris qu’il fallait bien ajuster la mâchoire, au bon endroit et au bon moment. Couper les mauvaises règles et en mettre de meilleures.

Il était le plus grand donateur de la Ligue des Vivants. Il versait des millions d’euros, tout ce dont le syndicat avait besoin. Une force citoyenne et politique émergeait. Elle dénonçait Big Pharma, les privilégiés et les capitalistes qui tiraient encore profit du crime. Noah était un entrepreneur humaniste et scientifique. Ça l’agaçait qu’on le traite de capitaliste. Pour lui, son capital, c’était un outil, un pouvoir utile et stratégique. Une force de changement pour un monde à vivre, pleine joie, pleine santé, pour tous les corps et toutes les cérébralités.

Avec l’investiture de Vesperin, il pouvait participer à un projet de loi. Cela lui permettrait d’expérimenter en France, une avancée majeure pour l’humanité. Une réforme complète du système de santé qui impliquerait aussi le système d’éducation. Car c’était pour Noah, à l’école, qu’il fallait préparer les esprits au bonheur et à la santé. C’était là qu’on pouvait aider les futurs adultes à prendre mieux soin d’eux et de leurs relations. En faisant bien cela, on réduisait les consultations, les accidents et les maladies. La science démontrait de jour en jour, et de mieux en mieux, toute l’étendue de ce phénomène.

Noah Pasteval abordait la santé physique, mentale et sociale comme un tout. Soigner efficacement la biologie, guérir l’esprit, améliorer la société, les trois en un. Il avait rendez-vous avec le Président Lucio Vesperin, c’était lui qui l’avait recontacté. Noah l’avait aidé sur la confection de son programme en matière de santé.

Le syndicat était passé par là avant les élections. Ils avaient manifesté et mené des campagnes de communication pendant plusieurs semaines. Il y avait même eu des grèves de la faim. Ils s’étaient rassemblés devant les hôpitaux, les centres médicaux et le Ministère de la Santé. Leur mot d’ordre : « Puissant ou impuissant, même traitement ». Demande n°1 : plus de files d’attente de plus d’une heure. Demande n°2 : avoir un diagnostic, sous 48 heures, peu importe la spécialité. Demande n°3 : avoir un début de traitement, sous une semaine. Sinon, ils menaçaient de bloquer la circulation, de faire la grève au travail et de ne pas payer leurs impôts. Ils l’avaient déjà fait par le passé et ils avaient obtenu une victoire historique. Une hausse de 15 % du budget d’Etat pour la Santé.

Noah avait mis au point un système pour traiter les consultations et les urgences de manière optimisée. Il coûtait significativement moins cher que le système actuel. Il ne restait plus qu’à l’adopter législativement. On allait remplacer 80 % de l’activité des médecins par de l’Intelligence Artificielle. Les médecins, qui étaient perdants, montaient au créneau et organisaient la réaction. À leurs côtés, l’industrie pharmaceutique l’était encore plus. Le projet allait faire fondre leur marché comme peau de chagrin et descendre à environ 20 % de ce qu’il était. Et ils n’allaient pas laisser faire ça si facilement, pensait Noah en s’y préparant.

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La Mise au Monde – Roman – Chapitre 2

-2-

Assia Abebayo analysait dans un chaud détachement la situation. Que Vesperin l’ait emporté face à l’extrême droite, c’était une bonne chose. Elle connaissait sa manière de fonctionner. Elle savait qu’on pouvait l’amener à mieux décider. Et elle savait que ça se faisait en lui faisant gérer les problèmes que son organisation lui mettait sur la route. Dans son petit monde d’élites, il pouvait bien en parler à souhait et à satiété de la tyrannie. Mais jamais il ne pourrait la ressentir aussi vivement qu’une personne lésée et impuissante. Les souffrances perpétrées, ce n’étaient pas pour lui, c’était pour notre pomme, pensait-elle.

Assia était noire. De légères rondeurs ajoutaient du charme à un sourire chaleureux et à une attitude vive et décontractée. Fille d’immigrés africains, elle venait d’avoir trente-quatre ans. Son grand-père avait été tirailleur sénégalais. Son père était ouvrier dans la manutention des médicaments. Sa mère était infirmière à l’hôpital. Son enfance, elle l’avait vécue en banlieue dans la cité Henri Barbusse à Aubervilliers. Fillette aimée et pleine de joie, maline, aimante et attentionnée, cadette de trois frères et deux sœurs. Grâce à son arrivée tardive dans l’ordre des naissances, elle n’avait pas eu à trop s’inquiéter des besoins et des comportements de sa famille. Tous étaient plus grands qu’elle. Cela lui avait donné suffisamment de liberté pour pouvoir jouer, apprendre et explorer. Sa niaque et sa curiosité avaient fait d’elle une étudiante brillante et acharnée, capable de monter en classe pour mieux se hisser au-dessus d’elle. Elle avait pu intégrer après le BAC, l’Institut d’Études Politiques de Sciences Po à Paris. Dans sa promo, elle était la seule de son milieu, de son genre et de sa race à s’être invitée parmi les élites.

Assia avait rendez-vous avec une branche syndicale de la Ligue des Vivants. La confédération militante qu’Assia avait co-imaginée et cofondée, il y a sept bonnes années. Des dizaines de milliers de militants protégeaient leurs intérêts et défendaient l’avenir de la vie. Ils venaient de divers intérêts et horizons et s’alliaient pour faire la révolution. Ils s’activaient pour que tout ce qu’il y a de bon et de beau dans le monde puisse être toujours mieux partagé. Puisse être épargné de sa mise à mort sur l’hôtel de la démesure, du court-termisme et de l’accaparement.

Elle allait retrouver la coprésidence du syndicat qui représentait et défendait les inemployés. Elle avait été à l’initiative de sa création il y a cinq ans. Au début, cela avait paru plutôt contre-intuitif comme organisation. Mais les machines et les algorithmes prenaient le relais. Il fallait que ceux qui ne travaillaient pas ou plus puissent vivre en dignité et en sécurité. Elle s’amusa à penser qu’ensemble, ils restauraient une des meilleures fonctions humaines : s’amuser. Se réjouir de toute sa liberté et laisser les automates travailler. Elle se mit à sourire. Rendre la valeur de la Réjouissance sacrée et reléguer le travail et l’effort forcé dans le cimetière des valeurs passées.

Mais voilà, il y avait encore tout un tas d’accapareurs pour s’opposer à cette extension massive de privilèges : ne pas devoir travailler pour vivre. Il y avait une force qui s’organisait en réaction et en opposition au partage et à la dignité de tous. Qui s’accaparait de l’accès aux ressources avec l’argent que les ressources produisaient pour eux… Pour cela, une part d’entre eux, les entrepreneurs, mettaient en œuvre de la force de production. Cette force qui était de moins en moins humaine et qui devenait de plus en plus numérique.

Ce qui comptait pour les accapareurs, c’était la puissance et le profit. Ils se la jouaient comme ça à ne pas la jouer en commun. C’était leur éducation, leur style, leur marque de fabrique. Assia était déterminée. Elle voulait changer les règles du jeu économique et culturel. Un monde où tout le monde serait considéré et serait invité à prendre soin les uns des autres. Elle voulait d’une société qui pourrait bâtir en commun le meilleur des communs. Un jour, selon elle, l’amour vaincra. Un jour, chacun serait aimé et apprécié pour ce qu’il est, compris et soigné d’où qu’il vienne, encouragé et soutenu où qu’il voudrait aller, tant que cela ne fasse de mal à personne.

Elle se demandait au début comment ça pourrait bien fonctionner, cette organisation syndicale des inemployés. Mais elle avait vite été rassurée et impressionnée par le temps que les syndiqués pouvaient consacrer. C’était le syndicat avec le plus petit budget, mais il devenait une force politique majeure en Europe. 1550 membres actifs militaient collectivement, s’organisaient et commençaient à gagner socialement.

Elle sonna à la porte du local de l’Union des Non-Travailleurs. Veronica, la coprésidente en charge des partenariats, l’accueillit.

– Salut Assia, pas trop déprimée par la victoire de la royale démocratie de Vesperin ?

– Ben si. Mais je suis quand même soulagée que ce ne soit pas la nationale république à la Le Pen et sa clique qui l’ait emportée. Et tellement réjouie par votre action de mobilisation et de blocage de la semaine dernière ! Ouah, vous avez grave assuré, Big Tech, les GAFAM, TikTok et X commencent à trembler.

– Et à riposter, poursuivit Veronica. Éteins ton tel et mets-le dans la boîte à l’entrée. Viens dans le petit salon. Emmanuel et Agathe, les deux autres coprésidents, t’attendent avec du thé et des petits gâteaux.

– Ravie de vous retrouver tous les deux. Emmanuel, tu es en charge de la communication, et Agathe du recrutement et de la mobilisation, c’est toujours bien ça ?

– Oui, c’est bien ça, répondit Emmanuel. On est contents que tu sois là, Assia. On a un gros problème.

> Prochain Chapitre >

La Mise au Monde – Roman

1-

Lucio Vesperin avançait comme on entre dans l’Histoire, le pas ferme, l’air solennel. Il dégageait une puissance tranquille, une beauté rare. Tellement parfait que c’en était à la limite de l’indécence. Mais jamais assez pour en éclipser un entrain naturel, amical et rassurant. À seulement trente-deux ans, il venait de remporter l’élection présidentielle. Depuis cette victoire sur la Russie, une partie de l’Europe le considérait comme un génie politique et militaire. Et il avait su ne pas déplaire à suffisamment de Français pour s’emparer, pour cinq ans, du gouvernail de la nation. Une partie du pays exultait, une autre observait, et une dernière s’inquiétait.

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La mise au Monde – Projet de Roman d’Anticipation

Présentation des personnages principaux, évocation de leurs manières d’être au monde et de ce qu’ils ont en tête pour celui-ci. Lucio, le conquérant politique ; Assia, la meneuse révolutionnaire ; Elion, le leader religieux ; et Noah, l’entrepreneur scientifique. Le roman se voudra moins dense et plus accessible ; je compte exposer les concepts philosophiques évoqués ici sous le prisme plus léger de la narration directe, via les rencontres et les confrontations que le roman tentera de mettre en écriture et en scène.

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