La Mise au Monde – Roman – Chapitre 2

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Assia Abebayo analysait dans un chaud détachement la situation. Que Vesperin l’ait emporté face à l’extrême droite, c’était une bonne chose. Elle connaissait sa manière de fonctionner. Elle savait qu’on pouvait l’amener à mieux décider. Et elle savait que ça se faisait en lui faisant gérer les problèmes que son organisation lui mettait sur la route. Dans son petit monde d’élites, il pouvait bien en parler à souhait et à satiété de la tyrannie. Mais jamais il ne pourrait la ressentir aussi vivement qu’une personne lésée et impuissante. Les souffrances perpétrées, ce n’étaient pas pour lui, c’était pour notre pomme, pensait-elle.

Assia était noire. De légères rondeurs ajoutaient du charme à un sourire chaleureux et à une attitude vive et décontractée. Fille d’immigrés africains, elle venait d’avoir trente-quatre ans. Son grand-père avait été tirailleur sénégalais. Son père était ouvrier dans la manutention des médicaments. Sa mère était infirmière à l’hôpital. Son enfance, elle l’avait vécue en banlieue dans la cité Henri Barbusse à Aubervilliers. Fillette aimée et pleine de joie, maline, aimante et attentionnée, cadette de trois frères et deux sœurs. Grâce à son arrivée tardive dans l’ordre des naissances, elle n’avait pas eu à trop s’inquiéter des besoins et des comportements de sa famille. Tous étaient plus grands qu’elle. Cela lui avait donné suffisamment de liberté pour pouvoir jouer, apprendre et explorer. Sa niaque et sa curiosité avaient fait d’elle une étudiante brillante et acharnée, capable de monter en classe pour mieux se hisser au-dessus d’elle. Elle avait pu intégrer après le BAC, l’Institut d’Études Politiques de Sciences Po à Paris. Dans sa promo, elle était la seule de son milieu, de son genre et de sa race à s’être invitée parmi les élites.

Assia avait rendez-vous avec une branche syndicale de la Ligue des Vivants. La confédération militante qu’Assia avait co-imaginée et cofondée, il y a sept bonnes années. Des dizaines de milliers de militants protégeaient leurs intérêts et défendaient l’avenir de la vie. Ils venaient de divers intérêts et horizons et s’alliaient pour faire la révolution. Ils s’activaient pour que tout ce qu’il y a de bon et de beau dans le monde puisse être toujours mieux partagé. Puisse être épargné de sa mise à mort sur l’hôtel de la démesure, du court-termisme et de l’accaparement.

Elle allait retrouver la coprésidence du syndicat qui représentait et défendait les inemployés. Elle avait été à l’initiative de sa création il y a cinq ans. Au début, cela avait paru plutôt contre-intuitif comme organisation. Mais les machines et les algorithmes prenaient le relais. Il fallait que ceux qui ne travaillaient pas ou plus puissent vivre en dignité et en sécurité. Elle s’amusa à penser qu’ensemble, ils restauraient une des meilleures fonctions humaines : s’amuser. Se réjouir de toute sa liberté et laisser les automates travailler. Elle se mit à sourire. Rendre la valeur de la Réjouissance sacrée et reléguer le travail et l’effort forcé dans le cimetière des valeurs passées.

Mais voilà, il y avait encore tout un tas d’accapareurs pour s’opposer à cette extension massive de privilèges : ne pas devoir travailler pour vivre. Il y avait une force qui s’organisait en réaction et en opposition au partage et à la dignité de tous. Qui s’accaparait de l’accès aux ressources avec l’argent que les ressources produisaient pour eux… Pour cela, une part d’entre eux, les entrepreneurs, mettaient en œuvre de la force de production. Cette force qui était de moins en moins humaine et qui devenait de plus en plus numérique.

Ce qui comptait pour les accapareurs, c’était la puissance et le profit. Ils se la jouaient comme ça à ne pas la jouer en commun. C’était leur éducation, leur style, leur marque de fabrique. Assia était déterminée. Elle voulait changer les règles du jeu économique et culturel. Un monde où tout le monde serait considéré et serait invité à prendre soin les uns des autres. Elle voulait d’une société qui pourrait bâtir en commun le meilleur des communs. Un jour, selon elle, l’amour vaincra. Un jour, chacun serait aimé et apprécié pour ce qu’il est, compris et soigné d’où qu’il vienne, encouragé et soutenu où qu’il voudrait aller, tant que cela ne fasse de mal à personne.

Elle se demandait au début comment ça pourrait bien fonctionner, cette organisation syndicale des inemployés. Mais elle avait vite été rassurée et impressionnée par le temps que les syndiqués pouvaient consacrer. C’était le syndicat avec le plus petit budget, mais il devenait une force politique majeure en Europe. 1550 membres actifs militaient collectivement, s’organisaient et commençaient à gagner socialement.

Elle sonna à la porte du local de l’Union des Non-Travailleurs. Veronica, la coprésidente en charge des partenariats, l’accueillit.

– Salut Assia, pas trop déprimée par la victoire de la royale démocratie de Vesperin ?

– Ben si. Mais je suis quand même soulagée que ce ne soit pas la nationale république à la Le Pen et sa clique qui l’ait emportée. Et tellement réjouie par votre action de mobilisation et de blocage de la semaine dernière ! Ouah, vous avez grave assuré, Big Tech, les GAFAM, TikTok et X commencent à trembler.

– Et à riposter, poursuivit Veronica. Éteins ton tel et mets-le dans la boîte à l’entrée. Viens dans le petit salon. Emmanuel et Agathe, les deux autres coprésidents, t’attendent avec du thé et des petits gâteaux.

– Ravie de vous retrouver tous les deux. Emmanuel, tu es en charge de la communication, et Agathe du recrutement et de la mobilisation, c’est toujours bien ça ?

– Oui, c’est bien ça, répondit Emmanuel. On est contents que tu sois là, Assia. On a un gros problème.

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